ÉDITO
SAISON 2025 | 2026

« Rencontrer quelqu’un, le rencontrer vraiment – et non simplement bavarder comme si personne ne devait mourir un jour – est une chose infiniment rare. La substance inaltérable de l’amour est l’intelligence partagée de la vie. »
Christian Bobin

Il marche. Il marche… Il avance droit devant.

Juin 2016. Je tiens dans mes bras l’enfant que j’ai mis au monde quelques mois plus tôt. Je regarde ses yeux profonds. Je me dis que c’était si facile de le nommer, de lui donner ce prénom… Pourtant, je dois « nommer » à nouveau et cette fois la tâche est bien plus ardue. Je dois trouver le nom d’un théâtre. Je dois « nommer » le théâtre pour lequel je viens « d’être nommée ». Des heures de recherche aboutissent à un nom pluriel, un nom qui raconte l’espace et la liberté.
Lui, il marche, il marche, il avance droit devant…

Septembre 2016. Nous franchissons pour la première fois les portes du 5 rue des Plâtrières. Nous savons que nous ne sommes que de passage, mais la joie de donner vie à cette toute nouvelle fabrique artistique nous galvanise. Les artistes et le quartier frappent déjà à notre porte. Les attentes sont grandes. Alors, nous retroussons nos manches et comprenons bien vite que cette maison sera notre école.
Lui ? Il nous regarde rapidement et poursuit sa marche…

Janvier 2017. C’est la première ouverture des Plateaux Sauvages au public : les partenaires sont réuni·es, la salle est pleine, le sourire se lit sur tous les visages. Et pourtant, nous savons que l’enjeu de cette maison ne se satisfera pas d’un seul lever de rideau. L’aventure qui se déploie ici, c’est d’ouvrir les portes en grand aux artistes et publics de tous horizons et rendre poreuses la création et la transmission.
Pendant ce temps, lui, il marche, il marche, encore, il avance droit devant.

De 2017 à 2020, nous empruntons les dédales d’un immense labyrinthe : les travaux de rénovation du site nous imposent de dérouler notre fil « in and out ». Notre identité artistique se développe mais pour convier les publics à notre table, il faut parfois dresser le couvert dans des théâtres amis, accueillir nos ateliers à l’ESAT de Ménilmontant ou au Collège Robert Doisneau.
Pour notre équipe, l’expression « essuyer les plâtres » n’aura jamais eu autant de sens. Dans cette adversité, artistes, partenaires et publics tiennent bon avec nous et notre fabrique prend forme.
Lui, ricane doucement, car il va très bientôt marquer une pause dans son marathon et faire asseoir toute la planète sur le banc de touche.

Mars 2020. Épidémie mondiale. Notre petit radeau d’Ulysse perdu en mer Égée rejoint le très grand paquebot d’âmes esseulées qui ne retrouvent plus, elles aussi, Ithaque.
Lui a mis le monde dans une de ses poches : on entend de nouveau les oiseaux dans Paris, on joue à la maîtresse avec nos enfants, on fait du pain et des gâteaux, on réapprend l’ennui, l’inertie. C’est étrange, inconfortable, dangereux et assez beau.

Septembre 2020. Ça y est : on rouvre !
On se sent aussi vulnérables qu’on a la peau dure. On a appris, on s’est instruit, on a été les professeur·es et les élèves des un·es et des autres. Roland Barthes disait « enseigner ce que l’on ne sait pas, cela s’appelle : chercher ». Alors, on (re)démarre avec la certitude de cela : il faut continuer à chercher.

Septembre 2021, 2022, 2023, 2024, 2025 : il a avancé, avancé toujours droit devant.
Il a quelques fois manqué dans les derniers réglages lumières une veille de première. Parfois, il s’est suspendu à la table d’une Grande Personne. Il s’est dérobé sous nos pieds quand il a fallu dire adieu à l’un des nôtres ; a souvent crépité dans des malentendus, des colères ou des joies profondes… Notre équipe lui a régulièrement couru après mais l’a toujours attrapé. Il a tenu la main d’une artiste accrochée à ses rêves ou a murmuré à un auteur de lâcher prise pour trouver le mot juste. Il a poussé dans le dos les participant·es des ateliers, chaque fin d’année, lors d’une montée sur scène ; souvent il s’est camouflé dans les larmes et les rires du public ou s’est dilaté le temps de partager une caïpirinha après un spectacle.
Il a fait perdre une dent ou prendre 10 cm aux enfants qui fréquentent le théâtre ; parfois il a transformé la défiance en sourire.
Il a défait, il a bâti.
Il est l’ami. Il est l’ennemi.
Mais il reste fidèle à lui-même. Lui, le héros de cette histoire que nous appelons « le Temps » avance inexorablement. Mais pas vraiment droit devant. Il prend des chemins de traverses, des formes inattendues et me rappelle cet autre conte…

Au 13e siècle, un jeune maçon se rend sur un chantier.
Il rencontre un premier homme qui casse des pierres avec un marteau. Il semble peiner à l’ouvrage et son visage est contrarié. Le jeune homme lui demande ce qu’il fait. L’homme lui répond que son travail est de chaque jour casser des pierres et que cela est très fatigant et très pénible.
Le jeune maçon passe son chemin et tombe sur un second homme qui exécute la même tâche. Mais celui-ci a un visage serein et calme. À lui aussi, le jeune homme demande ce qu’il fait. Ce dernier lui répond qu’il casse des pierres tout le jour, mais que le soir venu, il récolte un salaire et que celui-ci permet de nourrir sa femme, ses enfants et de chauffer sa cheminée.
Le jeune maçon poursuit sa route et voit un troisième homme exécuter la même tâche mais cette fois, l’homme arbore un très large sourire. Lorsque le jeune homme lui demande ce qu’il fait pour sembler si heureux en cassant des pierres, ce dernier lui répond : « et bien moi, je construis une cathédrale ».

L’aventure artistique n’est-elle pas cette tentative, cet espoir ? Construire une cathédrale. Avec du temps, un large sourire, des pierres et des coups.

Bienvenu·es aux Plateaux Sauvages.

LAËTITIA GUÉDON
Directrice